Le chef 3 * au Guide Michelin, Mauro Colagreco multiplie les distinctions et les prix les plus prestigieux depuis près de 20 ans. Depuis son arrivée à Menton, en 2006, à la tête du restaurant Mirazur, le chef argentin s’investit corps et âme dans une cuisine vivante et spirituelle à la fois, respectueuse de son environnement et de l’influence du Cosmos. Amoureux de la nature, il compose des menus qui respectent le calendrier lunaire. Résultat ? Des menus racines, fleurs, feuilles et fleurs d’une beauté inédite, associès à de multiples saveurs qui alimentent autant le corps que l’esprit et pourquoi pas l’âme ..? Sacré dans le classement des meilleures tables du monde à plusieurs reprises et classé Meilleur Restaurant au Monde selon The World’s 50 Best Restaurants en 2019, le restaurant le Mirazur, envisage la cuisine comme un acte d’amour en accordant la première place au Jardin. C’est là que naissent les inspirations, que les idées prennent vie. Ainsi le jardin devient un laboratoire vivant de 5 hectares qui confère à Mauro Colagreco une cuisine libre et sans tabou. Entretien privilégié avec le meilleur Chef du monde.
Pouvez-vous me parler de votre cuisine vivante et spirituelle à la fois ?
Mauro Colagreco : Il s’agit d’une cuisine reliée au vivant dont le cœur et la source d’inspiration est le travail avec la terre. Un travail qui se fait dans le respect des rythmes de la nature pour assurer la protection et régénération des sols et de la biodiversité. Une façon de comprendre les mécanismes de fonctionnement du vivant et de nous réintégrer à la trame de la vie et à notre relation avec le cosmos où tout est intimement connecté et interdépendant. Un lien que, comme humanité, nous avons perdu assez récemment mais qui est présent dans la plupart des civilisations qui nous ont précédé et dans la matrix culturelle des peuples originaires. Nous alimenter, alimenter quelqu’un d’autre c’est, avant tout, un acte d’amour puisqu’il permet de maintenir la vie. Dans une époque où l’impact de l’alimentation et de nos modes de production des aliments est devenu mortifère pour la planète, redonner à l’aliment sa valeur, montrer qu’une autre cuisine est possible et contribuer à la prise de conscience sur le besoin de soutenir des modèles de production écoresponsable est devenu primordiale.
Quelle importance accordez-vous à la terre ? Au soin, plus exactement. Vous suivez les principes de la biodynamie.
M C : Depuis l’ouverture du Mirazur, j’ai choisi de travailler avec des produits et des producteurs qui partagent nos valeurs de respect du vivant et petit à petit j’ai commencé à développer nos propres jardins. Actuellement nous avons 5 jardins qui représentent 5 hectares de terres cultivés en permaculture et biodynamie. Un travail qui se fait dans le respect des sols et dans le but de leur régénération. Une mode de production qui est à l’opposé du modèle industriel qui épuise les sols et nous donne à manger des aliments « morts ». En effet, plus les sols sont riches en biodiversité, plus les aliments sont vivants et riches en nutriments, en saveurs, en parfums et couleurs. Ce que la biodynamie nous permet de saisir c’est cette force de vitalité qui est relié aux forces cosmiques et qui est présente dans les aliments. Ainsi, nous travaillons dans la circularité et notre cuisine devient l’expression de ce que la nature nous donne à un moment précis. On essaye de réduire au maximum le gaspillage avec de nouvelles préparations et ce qui n’est pas utilisé et peut être compostable retourne aux jardins pour se transformer en terre fertile et recommencer le cycle.
Depuis le confinement le menu s’accorde au calendrier lunaire. Quelle merveilleuse idée ! J’aimerai donc évoquer ces menus feuilles, racines, fleurs et fruits.
M C : Le confinement a été un moment de repliement et de réflexion. J’avais passé beaucoup de temps dans mon jardin, c’était le printemps et tout était en plein essor. J’avais beaucoup de mal à réouvrir mon restaurant comme avant comme si rien n s’était passé. Et, comme une révélation, j’ai eu cette idée d’emmener en cuisine le calendrier lunaire biodynamique qu’on utilise au quotidien pour planifier les taches dans le jardin. C’était une idée très ambitieuse parce que, du coup, on passait à quatre menus totalement différents, un peu comme avoir 4 restaurants… Nous avons créé ces quatre déclinaisons de notre menu avec un menu racines, un menu feuilles, un menu fleurs et un menu fruits pour marquer les moments de concentration de l’énergie dans ces parties des plantes et surtout pour transmettre à nos convives cette notion centrale d’interconnexion et interdépendance de tout ce qui habite le Cosmos. En effet, quand la lune est devant une constellation, elle donne une impulsion précise sur une de ces parties des plantes.Les menus sont construits ayant comme fil conducteur une de ces parties des plantes combinées avec tous les magnifiques produits de notre région : viandes, poissons, fruits de mer, fromages… Un travail qui nous à fait sortir de notre zone de confort – puisqu’on venait de recevoir les plus hautes reconnaissances en gastronomie et on aurait bien pu bien continuer dans ce chemin- mais, décider de le changer, nous a motivé à approfondir nos recherches, à explorer de nouveaux produits et à travailler avec d’autres qu’on n’avait pas utilisé ou présenté dans le restaurant jusqu’à ce moment.
L’essentiel de mon inspiration vient du contact direct avec la terre. Dans ce dialogue avec le territoire, avec les cycles de la nature et avec le travail dans nos jardins, il se joue quelque chose qui est le germe du processus créatif. Faire passer le jardinier avant le cuisinier, c’est se rappeler que notre matière première est une offrande de la Terre.
Je souhaite évoquer la place que tient le jardin dans votre processus créatif de Chef. C’est là que tout a commencé, que les idées naissent et que vous méditez et régénèrez votre énergie, il me semble. J’aime l’expression, un jardinier avec une veste de chef en guise de biographie sur votre profil Instagram.
M C : Personnellement, l’essentiel de mon inspiration vient du contact direct avec la terre. Dans ce dialogue avec le territoire, avec les cycles de la nature et avec le travail dans nos jardins, il se joue quelque chose qui est le germe du processus créatif. Faire passer le jardinier avant le cuisinier, c’est cela, se rappeler que nous sommes avant tout des « manipulateurs d’aliments » et que notre matière première est une offrande de la Terre. C’est simple, c’est du bon sens, et pourtant la formation professionnelle des cuisiniers est très déconnectée du fonctionnement de la terre, de ses cycles et de l’interdépendance de tous les êtres vivants. Les spécialisations nous ont permis d’approfondir et de développer de nombreux domaines de connaissance, mais elles nous ont « coupés » de la toile de la vie, et c’est un phénomène très récent si l’on tient compte de l’histoire de l’humanité. Si la créativité est « le processus de conception d’idées originales qui ont une valeur », pour nous, cette valeur est associée à la nature, à sa compréhension et à la création dans le respect de la Terre en tant que prémisse.
Quelles sont vos sources d’inspiration ? Vos derniers coups de cœur artistiques ..
M C : L’inspiration peut venir d’un produit que je trouve dans les jardins, d’une variété ancienne de la région qu’on découvre et qu’on veut sublimer comme c’est le cas avec l’oignon rose de Menton par exemple, d’une technique agricole comme pour le plat signature avec la betterave ou des expérimentations de l’équipe R&D du restaurant – nous développons des recherches pour minimiser les déchets avec des préparations comme les fermentations, les pickles, les vinaigres… – mais elle peut aussi venir d’un voyage, d’une rencontre avec une autre culture et d’autres techniques culinaires ou de la vaisselle, un plat ou une pièce qui m’interpelle par sa beauté et pour laquelle j’ai envie de créer un nouveau plat. Le travail d’équipe est essentiel au fonctionnement d’un restaurant. Et il est particulièrement évident dans le processus de création. Alors, ensuite nous travaillons ensemble pour étudier le produit et les idées possibles, puis nous passons aux essais. Nous avons la chance de disposer d’un espace de recherche et d’une cuisine séparée de la cuisine principale et indépendante du rythme du service, ce qui amplifie les possibilités d’exploration de manière soutenue et autonome. Nous travaillons avec un gastronome-ethnobotaniste et un archéologue-anthropologue, et ce travail de recherche se retrouve dans la cuisine et le service avec de nouvelles créations. Pour vous donner un exemple, je peux vous citer le cas de l’étude de la posidonie, une plante marine présente dans la région depuis la préhistoire, dont nous avons étudié les usages et dont nous nous sommes inspirés pour réaliser un plat : pichon&posidonie. Ensuite, on documente, on fait des fiches et ainsi, ce qui n’est pas susceptible d’être utilisé sur le moment peut être un matériau à reprendre ou à appliquer dans un autre projet, dans un événement ou dans un autre de nos établissements.
Pouvez vous souligner l’influence des astres ? Ressentez vous une énergie particulière dans votre jardin ?
M C : La permaculture et la biodynamie ne sont pas juste des techniques ou des modes de production agricole, ce sont de visions du monde, avec des valeurs et une philosophie. Ce sont des modes de vie qui nous apprennent à affiner nos sens, notre appareil perceptif et qui nous permettent de développer un regard holistique et de nous sensibiliser aux forces qui agissent dans la nature. L’impact du soleil et de la lune est assez évident à travers les cycles des saisons, l’alternance entre le jour et la nuit, les marées… Travailler un jardin en observant ce mouvement de la vie et ses interactions c’est un entrainement dans la compréhension des énergies qui nous traversent et des synergies entre les règnes végétal, animal et minéral.
J’ai aussi entendu dire que vous comptez agrandir votre jardin ?
M C : Nous avons un projet très beau et très ambitieux sur un terrain agricole de 17 hectares dans l’arrière-pays mentonnais. Il s’agit d’un projet de ferme agroécologique s’inscrivant dans l’agriculture et économie circulaire. Nous voyons notre projet comme une opportunité de dynamiser l’attractivité du territoire et ses alentours. D’une part grâce au rayonnement que pourrait apporter un tel projet de ferme-école-restaurant gastronomique à la région et d’autre part grâce à l’intégration d’acteurs agricoles locaux et à la création d’emploi. Un lieu qui puisse devenir un modèle concret d’agir vers la transition écologique et dont sa nature serait d’inspirer et de motiver d’autres personnes à s’engager.
Qu’aimez-vous à Menton, et voyez-vous des points communs entre l’Argentine et cette région de la côte d’Azur ?
M C : Menton c’est le village que j’ai choisi pour m’installer et vivre. C’est un lieu qui m’a conquis depuis ma première visite quand je suis venu pour découvrir le Mirazur. Une terre avec un microclimat unique, une histoire et une biodiversité merveilleuses.Un endroit sur la frontière qui m’a permis de me dépasser et développer mon potentiel professionnel, créatif et personnel.Aujourd’hui Menton est devenu mon village et celui de ma famille la plus proche. J’y habite depuis 18 années et je me sens heureux. A part le Mirazur, j’ai été motivé pour développer d’autres projets et partager avec le plus grand nombre de Mentonnais notre philosophie de l’excellence des produits et du respect de la terre. Nous avons créé un concept de pizzeria; La pecora negra ; une boulangerie qui travaille avec de variétés anciennes de blés, Mitron Bakery et un restaurant grill, Casa Fuego, qui est inspiré de la maitrise du feu et de la viande grillée des argentins avec des influences de la cuisine italienne et méditerranéenne – pâtes faites maison ; poissons et fruits de mer-.
On peut aussi évoquer votre actualité et vos rêves, aspirations
M C : 2023 a été une année d’expansion importante pour le groupe, avec beaucoup d’ouvertures et de nouvelles destinations : Londres, Hongkong, Tokyo, Doha…Cette année, nous entrons dans une période de consolidation de tous ces nouveaux établissements. En France nous avons ouvert une nouvelle adresse pour la pizzeria Pecoranegra à Lyon ; nous avons lancé le nouveau livre de Mirazur « Sous le signe de la lune » qui raconte tout ce travail inspiré des jardins et qui vient de sortir également aux Etats-Unis et prochainement en Allemagne. D’autres projets éditoriaux arrivent. Nous avons ce projet de ferme circulaire à Sospel qui démarre et l’espace R&D qui se consolide et développe le travail de recherche qui inspirent de nouveaux plats et de nouvelles expériences et nous nous préparons pour célébrer en 2026 les 20 années du Mirazur.
De très beaux projets qui nous permettent de continuer à rêver dans une gastronomie circulaire vouée au futur et qui s’exprime à travers de multiples formes.