« Marié à la rue, dans la rue à Marseille », c’est ainsi que démarre la furie et la foi, titre emblématique de la Fonky Family. Une rime qui résume à merveille l’ouvrage « Marseille envahit », 20 ans de graffiti dans la cité phocéenne. C’est en référence à ce même groupe de rap marseillais, que l’auteur Théo Defendi a titré son ouvrage. Un ouvrage riche, dense : plus de 2500 photographies, 396 pages. Un ouvrage majeur qui prend des allures de miracle tant on imagine au fil des pages, l’énergie et le don de soi dont il a fallu faire preuve pour réunir une centaine d’acteurs phares de la scène artistique locale du début des années 2000 à nos jours. Un ouvrage collector qui résonne comme un hommage à un art de rue ; le graffiti, avec en toile de fond Marseille, ses rues, ses autoroutes, ses voies ferrées, ses toits, ses trains et métros saturés de peinture, de souvenirs et d’envie de liberté autant que d’affirmation de soi. Entretien privilégié.
Du début des années 2000 à nos jours, ce livre invite le lecteur à parcourir plus de 20 années de pratique à travers le prisme d’une centaine d’acteurs phares de la scène locale.
- Je remarque que ton nom ne figure pas sur la couverture, c’est une volonté de ta part j’imagine. L’anonymat pour mettre le plus en valeur possible ton sujet : 20 ans de graffiti à Marseille ?
Théo Defendi : Si mon nom n’apparaît pas sur la couverture du livre c’est effectivement voulu. Le livre n’a pas vocation à promouvoir le travail d’un « auteur », juste à mettre en valeur le graffiti de la ville de Marseille. Idem pour le contenu du livre, tout a été fait pour que les pages appartiennent le plus possible aux protagonistes : leur récit n’a que très peu été modifié. Ils ont choisi eux-mêmes les photos et parfois même la mise en page. Ce livre leur appartient finalement autant qu’à moi.
- Que penses- tu d’ailleurs de l’évolution de cette pratique artistique ? Et du fait que certains graffeurs soient devenus aujourd’hui des stars mondiales ?
TD : Je n’ai pas d’avis à donner sur l’évolution du graffiti, il change, comme toutes les choses qui se sont mondialisées et exportées partout dans le monde. En tout cas, il semble toujours en forme et vivant aujourd’hui. Pour ce qui est des styles ou des pratiques, comme le livre le montre ; chacun à son approche et la pratique pour soi-même avant tout. À partir de là, l’avis de l’autre…
Sinon, le fait que certains soient des « stars » (si on peut parler de stars…) du mouvement, tant mieux pour eux hein… Si c’est des gens qui ont prouvé leur dévotion à leur passion, tant mieux, si ce n’est pas le cas c’est triste, mais c’est comme ça. C’est aussi la faute des pigeons qui achètent sans se renseigner, c’est comme se faire un tatouage maori a Pattaya. Si t’aimes une culture, tu la respecte. Si tu la consommes juste, c’est que « « c’est toi le produit » comme on dit…
Marseille, j’y suis né et j’y ai vécu la grande majorité de ma vie, même si ces dernières années je suis parti vadrouiller un peu ailleurs. C’est ma ville, elle m’a façonné et elle a impacté ma façon d’être, mes valeurs et ma vision de la vie, comme toute personne qui a pu y passer du temps. Que tu l’aimes ou que tu ne l’aimes, pas, tout le monde est d’accord pour dire que c’est une ville spéciale.
- Est-ce que la façon d’appréhender le graffiti est différente à Marseille ?
TD : Peindre à Marseille, c’est souvent plus simple que partout ailleurs en France. Les gens sont plus réceptifs, la plupart aime le graffiti. Surtout, tu as l’impression qu’il a une solidarité dans l’irrévérence, comme si tout le monde avait quelque chose à se reprocher. Et puis appeler la police à Marseille, ça se fait pas trop, le mec qui aime pas il vient te le dire direct et la mamie d’en haut elle te balance un saut d’eau, ça se règle comme ça.
- 3 ans de travail c’est long, j’ai même envie de dire 3 ans d’investigation et de travail d’archives, pour nous lecteurs c’est assez impressionnant. Comment tu as vécu ces 3 années, avec la même dynamique qu’au début ? Ou il y a eu des baisses de régime ?Tu dois être hyper fier d’avoir rassemblé dans un ouvrage tous ceux qui ont fait le Graffiti à Marseille ?
TD : Pour les trois années passées à réaliser le livre, bien sûr il y a des hauts et il y a des bas. Financièrement, c’est compliqué, et tu n’en retire quasiment rien par rapport au temps passé. Mentalement, c’est un chemin de croix de gérer autant de personnes, En plus ça touche à la passion des gens. Certaines personnes ont dédié une partie de leur vie au graffiti. Tu pourras jamais satisfaire tout le monde. Et puis les graffeurs hein, il y a des grosses personnalités dans le lot ! Après, t’as toujours des gens pour te donner de la force et t’aider dans tes problématiques, faire de la médiation…
Rien que réunir tous ces gens dans un même livre, tu sais déjà que c’est une réussite.
À la sortie du livre, beaucoup de gens m’ont envoyé des messages de félicitations, ils ne s’attendaient pas à un tel ouvrage, surtout que beaucoup comprennent la difficulté d’un tel projet. Bien sûr que ça fait plaisir. Avec le recul de la sortie, je suis content de pas avoir lâché, d’être arrivé au bout et d’avoir apporté ma pierre à cette culture dans ma ville… Mais est ce que je m’impliquerai une nouvelle fois dans un projet aussi engageant…? Pas sûr !!
- Le titre et les premières lignes de l’ouvrage font référence à un titre de la Fonky Family, quels liens entretiennent le rap et le graffiti à Marseille ?
TD : Effectivement, le titre est tiré d’un morceau de l’album absolument mythique de la FF, « Si Dieu veut » qui a bercé l’enfance de toute une génération ici et ailleurs. Mais si à l’époque quasiment tout le monde était « hip-hop », les codes ont aujourd’hui changé et les liens avec le graffiti sont moins fusionnels qu’auparavant. Même si bien sûr, le rap est la musique la plus écoutée chez les graffeurs, tu n’as plus beaucoup de rappeurs connus qui ont baigné dans la culture graffiti comme tu pouvais l’avoir à l’époque, ou beaucoup de morceaux faisaient allusion à la bombe de peinture. C’est pour ça que le titre du livre est a prendre comme un hommage à cette période où rap et graffiti ne faisaient « presque » qu’un.
Marseille c’est la plus belle ville du monde.
- Je suis parisienne et pourtant j’aime Marseille depuis 20 ans sans vraiment pouvoir l’expliquer. Et je demande pourquoi les marseillais sont si fiers d’être marseillais. Pourquoi cette ville est si spéciale ? Cela me remémore un moment où le rappeur Freeman clame sur Independenza aux Victoires de la musique : « on ne vient pas de France, on vient de Marseille. »
TD : Si l’identité marseillaise est si forte, c’est bien sûr à cause de la rivalité Marseille / Paris, On trouve notre ville belle et on revendique notre multiculturalisme, C’est une ville qui a souffert d’une mauvaise image pendant longtemps. Il y a encore quelques années, avant que Marseille devienne « à la mode », c’était pas bien vu d’être marseillais, on te disait que ta ville puait, que c’était sale, pareil pour ses habitants… alors bien sûr que tu développes un certain ressentiment par rapport à tout ça et ça te donne envie de revendiquer et de défendre ta ville encore plus. L’esprit marseillais, il se forge là-dedans, dans le rejet et le ressenti que la ville évoque souvent, et c’est pour ça que ouais, clairement Marseille c’est la plus belle ville du monde.